
Pourquoi parler de village à l’époque des réseaux sociaux mondialement interconnectés, à une époque où l’on peut voir et entendre une personne qui vit dans l’autre hémisphère et où l’on consomme ce qui est produit à l’autre bout du monde ? Et pourquoi se contenter d’un village quand nous avons le monde à portée de clic ?
À portée de clic mais pas à portée de bras. Les bras : ce dont un bébé a besoin et ce que le bébé s’attend de trouver en sortant du ventre maternel. Les besoins d’un bébé sont toujours ceux d’un bébé du Paléolithique où l’humain évoluait en petits groupes de dix à cent personnes. D’ailleurs, cent personnes, c’est le nombre approximatif de personnes avec lesquelles on peut entretenir des relations régulières et suivies[1].
Un bébé humain a besoin de proximité physique intense de la part de ses pourvoyeurs de soins. C’est qu’il est né « prématuré », certes doué de nombreuses compétences pour s’attacher et créer des liens[2] mais il n’est pas indépendant pour sa survie. Et en réalité, même devenu adulte, aucun humain n’est réellement indépendant pour sa survie. Nous avons besoin les uns des autres pour nous loger, nous protéger des dangers, nous nourrir et aussi pour nous reproduire. Le petit humain est si vulnérable et dépendant à la naissance et son besoin de bras protecteurs et porteurs est si intense, si vital qu’on peut parler d’une période de gestation en dehors de l’utérus, dans les bras de pourvoyeurs de soins attentionnés.
Ainsi d’une certaine manière, pour la mère, c’est un peu comme si sa grossesse se poursuivait après l’accouchement, à la différence que, à l’extérieur, le bébé se nourrit de lait et non plus de sang. Pour elle, s’occuper d’un bébé primate, qui a besoin d’être beaucoup porté[3] et allaité, c’est intense et ça prend beaucoup de temps et d’énergie. Et les personnes qui prennent en charge ce travail ont besoin de beaucoup de soutien de la part de leur famille, de leur communauté. Elles ont besoin de transmission car l’allaitement est un art d’imitation et un ensemble de gestes, de « techniques du corps » qui se transmettent de femme à femme, de pair à pair, de génération en génération. Ensuite, elles ont besoin que leurs besoins de base soient pris en charge par les membres de leurs communautés : nourriture, hygiène, repos, sommeil, socialisation, reconnaissance de la valeur de leurs « travaux reproductifs ». Enfin, elles ont besoin d’échanger sur leurs expériences, de faire part, à d’autres plus expérimentées ou à des oreilles bienveillantes, de leurs doutes, leurs questionnements, leurs difficultés mais aussi leurs fiertés et leurs joies, et de transmettre à leurs tour leurs savoir-faire acquis.
C’est le sens de l’expression « il faut tout un village » : les nourrices, les parents ont besoin de soins locaux émanant de leur communauté. Elles aussi ont besoin d’être « maternées », elles aussi ont besoin d’être « portées » en un sens figuré. Ce soin ne peut être confié à une seule personne, par exemple le partenaire, et doit être distribué entre tous les membres d’une communauté plus large, afin que le travail reproductif soit partagé et plus facile à porter pour chacun. Les mères et les parents ont besoin de liens immédiats, à courte distance, elles aussi à portée de bras chaleureux et rassurants, soutenants. C’est dans des liens sociaux étroits et chaleureux que le bébé se développe le mieux. Le village, comme métaphore de cette communauté entourant les parents et les bébés, est l’unité écologique de base de leur développement, bien plus que la famille nucléaire à laquelle sont malheureusement réduits bon nombre de parents de nos jours.
[1] D’après Robin Dunbar, professeur de psychologie à l’université d’Oxford, notre « capital » social est limité. En effet, selon une étude publiée en 2016 dans le Royal Society Open Science, le nombre maximum de personnes avec lesquelles nous pouvons entretenir des relations poussées tourne autour de 150. Cette limite est liée à la taille de notre cerveau.
[2] Plusieurs de ses réflexes archaïques sont destinés à assurer cet attachement (le réflexe de succion, d’agrippement ou de préhension, des points cardinaux et de fouissement, la capacité à trouver le sein). L’anglais « latch on » (qui provient de « latch », loquet ou verrou) et qui désigne la capacité à fixer sa bouche sur le sein nourricier, est très évocateur de cette capacité à s’accrocher et à tenir de façon assurée.
[3] Les bébés qui sont portés pleurent très peu. Mais leurs besoins de portage peuvent être assurés par d’autres personnes que la mère.